Par Stéphane Odzamboga
Au Gabon, plus de deux décennies de régime de parti unique avaient institutionnalisé clientélisme et corruption tandis que l’endettement s’alourdissait du coût d’investissements hasardeux, tel le chemin de fer transgabonais. Peu de voies discordantes s’élevèrent alors : le pays connaissait une certaine prospérité grâce à la rente pétrolière, tandis que la presse restait sous contrôle et que les rares opposants étaient muselés par la police politique et la garde présidentielle, quand ils n’étaient pas emprisonnés, exilés ou assassinés, comme Germain Mba en 1971.
Dans la seconde moitié des années 80, la chute des revenus pétroliers et l’accroissement de la pauvreté stimulent l’opposition au régime, la contestation gagne la rue. Le président Omar Bongo est contraint de convoquer en janvier 1990 une conférence nationale qui aboutit à la proclamation du multipartisme. Une façon de calmer le mécontentement populaire et de respecter les " recommandations " du sommet franco-africain de La Baule, en juin. L’avancée démocratique concédée par le président Omar Bongo n’est qu’un simulacre : les dizaines de partis politiques qui se créent sont financés par l’Etat, l’ancien parti unique conserve la majorité absolue lors des élections législatives, outrageusement truquées, de 1990, un des dirigeants de l’opposition, Joseph Renjambe, est mystérieusement assassiné...
Lors de l’élection présidentielle de décembre 1993, le président Omar Bongo est réélu dans des conditions douteuses au premier tour, devant son principal adversaire, M. Paul Mba Abessolé, avec 51,18 % des voix. Des manifestations, réprimées par la garde présidentielle, font de nombreuses victimes. Dans une atmosphère de guerre civile, les responsables de l’opposition regroupés au sein du Haut Comité de la résistance (HCR) et les partisans du président Bongo engagent des négociations qui se concluent, en octobre 1994, par la signature des accords dits de Paris. Il s’agit de mettre en place les instruments juridiques de la transparence : commission nationale, code électoral, etc., en vue des futures échéances. Si le président a su tirer parti des contradictions internes de l’opposition pour se maintenir au pouvoir, il a également profité des failles d’un système juridique inadapté et d’une administration à sa solde.
En 1997, le jeu démocratique paraît une nouvelle fois bloqué. Certes, le dernier scrutin municipal dans la capitale s’est soldé, après une première annulation en octobre 1996, par la victoire de l’opposition. Mais ce succès prend un relief différent à la lumière du résultat des élections législatives des 15 et 29 décembre 1996. Reportées tout au long de l’année, en violation des accords de Paris (1), elles ont permis à l’ancien parti unique de confirmer sa domination dans des conditions de transparence contestables. Faute d’un improbable consensus et malgré quelques acquis, telle la renaissance d’une presse libre, les perspectives ne sont guère encourageantes. La version démocratique du système Bongo, marquée par une insécurité croissante et une incapacité relative à gérer le pays, a remplacé la version autocratique. Mais pour la population, démobilisée par les fraudes électorales et perdue dans un paysage politique complexe où se mêlent ambitions personnelles et rivalités ethniques, la rue apparaît comme le seul lieu d’expression.
Au-delà des apparences, le pouvoir reste depuis bientôt trente ans concentré entre les mains du même homme, qui dispose à sa guise de la richesse clef du Gabon : l’or noir. Premier client et premier fournisseur, la France constitue le principal partenaire économique d’un pays où vivent plus de 10 000 de ses ressortissants, les entreprises françaises tirant pleinement profit de la zone franc (2). Aux sociétés de négoce et d’exploitation forestière héritières des concessions d’antan sont venus s’ajouter les intérêts miniers : uranium, manganèse et surtout pétrole. Après le premier choc pétrolier de 1973, les gisements découverts dans les années 50 par l’Erap, ancêtre d’Elf Aquitaine, vont représenter la première ressource du pays, contribuant, sur la période 1974-1985, pour plus de 40 % du produit intérieur brut (3). L’épuisement temporaire des réserves et la chute du prix du baril vont contraindre le pays à traiter avec le Fonds monétaire international (FMI) en signant le 22 décembre 1986 un programme d’ajustement structurel.
Au Gabon, comme ailleurs en Afrique noire, la France abandonne progressivement ses responsabilités économiques aux institutions financières internationales, se résignant à la dévaluation du franc CFA, à la grande fureur du président Omar Bongo, le pays étant lourdement tributaire des importations, notamment alimentaires. En revanche, en vertu d’un accord liant les deux pays, l’armée française dispose toujours d’une base permanente de 650 hommes à Libreville. Quant à Elf, véritable Etat dans l’Etat, il continue de jouer un rôle actif, grâce notamment à ses réseaux de financement occulte (4).
Mais la position privilégiée de la France suscite de multiples convoitises, en particulier aux Etats-Unis, et le président Bongo a toujours su jouer des rivalités pétrolières franco-américaines pour faire pression sur Elf ou sur le gouvernement français. Au début des années 90, les scrupules de Washington à l’égard du pré carré français en Afrique se sont évanouis avec l’effondrement de l’empire soviétique (5). Le retour du multipartisme s’est accompagné de rumeurs sur le soutien apporté par les Américains à l’opposition. L’organisation du premier sommet Afrique-Amérique, à Libreville en 1992, a confirmé le regain d’intérêt des Etats-Unis. Les séjours d’opposants gabonais à Washington, l’attitude circonspecte de l’ambassade américaine après la réélection controversée du président Bongo en 1993 ou encore l’aide qu’aurait reçue M. Paul Mba Abessolé pour sa station de radio tendent à indiquer que Washington, par l’intermédiaire de Ron Brown, secrétaire d’Etat au commerce (décédé en 1995), et de M. George Moose, sous-secrétaire d’Etat aux affaires africaines, mise résolument sur l’après-Bongo.
En Afrique, " la fiction d’une greffe accélérée de l’Etat-nation s’est effondrée (6) ". Au Gabon, depuis l’indépendance, le pouvoir central, divisant pour mieux régner, a multiplié le nombre de circonscriptions administratives, trop élevé au regard de la démographie du pays. Les ethnies vivent séparées chacune dans leur province d’origine. Seul l’exode rural a permis de brasser les populations à Libreville, Port-Gentil et depuis peu Franceville. Même en milieu urbain, les Gabonais se regroupent par ethnies dans les quartiers pauvres.
La relative opulence des années de croissance pétrolière, l’entrée au gouvernement d’opposants notoires ou la présence dissuasive des militaires français ont préservé le pays de rivalités ethniques trop violentes. Mais la construction de la nation gabonaise, à coups de slogans antitribalistes et de discours sur l’ " unité nationale ", n’est qu’un leurre visant à tromper institutions internationales et gouvernements étrangers, tandis que les postes ministériels continuent d’être attribués en fonction de considérations ethniques.
Le débat nécessaire sur la place des ethnies dans la nation, supposé dangereux et subversif, a toujours été repoussé. Les principales ethnies ne perçoivent pas l’Etat comme un instrument politique au service du développement mais comme un enjeu qui assure à celle qui est au pouvoir sécurité, richesses et domination. Celle du président est sur-représentée par rapport à son poids démographique, et les clivages entre partis politiques s’opèrent essentiellement sur des critères ethniques en dépit des dénégations des principaux responsables politiques du pays (7).
Le Gabon joue un rôle important en Afrique centrale par la volonté de son président. Sa longue pratique du pouvoir, les rapports privilégiés qu’il entretient avec la France, son mariage avec la fille de son ancien homologue congolais Denis Sassou Nguesso sont autant d’atouts dont M. Omar Bongo sait user avec habileté. Le Gabon finance largement les organes politiques, économiques ou culturels de la région (Banque des Etats d’Afrique centrale, Union douanière des Etats d’Afrique centrale [Udeac], Centre international des civilisations bantoues...). En contrepartie, il exerce des responsabilités importantes qui lui permettent, malgré sa petite taille et sa population peu nombreuse, de disputer le leadership au Zaïre et au Cameroun. La participation gabonaise dans le règlement des conflits angolais et tchadien ainsi que dans la récente crise congolaise, la réunion des chefs d’Etat de l’Udeac en 1995 et le sommet spécial de la Banque africaine de développement en 1996, tenus tous deux à Libreville, témoignent ainsi des prétentions du Gabon à imprimer sa marque à la politique régionale.
Pourtant, cet activisme, marqué par une suite d’initiatives dispersées, apparaît davantage comme le fruit de la stratégie personnelle du président Bongo que comme le signe d’un grand dessein collectif, que pourrait effectivement constituer l’intégration régionale. Un tel objectif, le seul qui vaille pour le Gabon dans la perspective de l’après-pétrole, paraît pour l’heure inaccessible. Comment, en effet, les dirigeants d’Afrique centrale à la tête d’Etats fortement centralisés et sans réelle assise populaire pourraient-ils consentir à pratiquer de larges abandons de souveraineté et réussir à entraîner l’indispensable adhésion des populations ?
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